

Comment vient l'idée (1)
J’étais à l’écoute des bruits du monde.
Jour après jour revenait résonnait réverbérait le même mot.
Lampedusa…
qui signifie roche ou torche, en raison des lumières destinées à guider les marins.
Nuit après nuit
Lampedusa…
la mer devient le tombeau des familles fuyant guerre, famine et persécution. De combien d’épaisseur de désespoir faut-il être bâti pour louer les services meurtriers de passeurs ? Pour qui la vie ne vaut que le prix à payer pour embarquer.
Lampedusa…
le drame se répète une, dix, cinquante fois. Autant de fois qu’il y a de l’espoir dans le cœur des hommes, même s’ils sont vains. Autant de fois qu’il y a de passeurs de mort. Car certains préfèrent mourir en mer plutôt que de mourir en la regardant.
Me vient alors à l'esprit l’image d'un océan engloutissant cadavres, vêtements, rares objets choisis avec soin, parce qu'il n'y a guère de place dans les valises ou sur les bateaux des naufrageurs d'humains.
Me vient alors une image d'une mer ensanglantée qui, sur les rives de nos belles plages, recracherait des corps broyés, éviscérés et rongés par le sel.
Lampedusa…
Jour après semaine,
et la France comme l'Europe de se tâter, de discuter, de se réunir, de peser le pour et le contre. D’évoquer d’impossibles quotas.
Lampedusa…
et toujours plus de cadavres gisent au fond des abîmes.
Lampedusa…
Semaines après mois,
comme une blessure supplémentaire infligée au corps d'Europe.
Me vient enfin l’image de nageurs et estivants, encore sains de corps et d’esprit, devenus fous de terreur en découvrant qu’ils nagent au milieu de cadavres errants. Et j'entends crier les morts.
Alors pour échapper aux bruits du monde, j'écoute en boucle la musique du film de Krzysztof Kieślowski (1991), La Double vie de Véronique.



What's going on? (2)
Je crois que je ne sais rien faire sans être pleinement absorbée. Follement concentrée.
J'écris parfois dix ou douze heures d'affilée, pendant des semaines, des mois. Si je ne suis pas pleinement dans la densité du projet, je ne me sens pas moi-même. Dès que vient l'idée et le désir d'écriture, il me faut m'immerger, m’imprégner, oublier le réel, cet autre monde, et faire corps avec le récit. C'est aussi jouissif qu'épuisant. Aussi régénérant qu'excitant. Erotique finalement. Une vibration permanente, un flux et reflux ininterrompu, tandis que je tiens le réel à distance, après y avoir prélevé ce qui participera du récit.
J'aurais pourtant cru que l'image m'obligerait à procéder différemment. Il n'en est rien. Je réalise mes vidéos comme j'écris mes romans.
Tout part du désir à vouloir faire exister les choses. Un personnage. Une scène.
Après,
les idées bougent constamment en moi, de mon imaginaire à mon corps, comme lorsque j'écris un roman.
Les images s'organisent presque d'elles-mêmes. Presque.
Je démarre le projet avant même d'en avoir les moyens matériels et financiers. Je ne sais pas attendre, alors je plonge, je passe de l'idée au réel, à la matérialisation de la fiction.
Je ne fais aucun plan pour mes romans, aucun storyboard pour la vidéo. Je me contente de jeter quelques notes sur un cahier : trouver un chapelet, un missel, une valise. Des squelettes, des fleurs ensanglantées, un mannequin, des fringues, des chaussures, un ou deux objets que l'on pourrait découvrir dans la valise d'un exilé. Que montrer ? Que taire ? Quelle musique, quels sons ?
Le reste - l’histoire, les personnages, les scènes - tout s’écrit dans mon esprit.
Mentalement, je fais quantité de copier-coller, je mets à la poubelle de mon cerveau ce qui n’a aucun intérêt. Je suis le déroulement de la narration. Je bouge avec ses changements. Mes indécisions. Mes décisions. Ses évolutions. Je brouille les frontières entre réel et imaginaire. Alors seulement le réel devient le lieu de tous les possibles. J’investis le corps de l’histoire, de chaque personnage, des paysages, je passe d’une émotion à une situation, du féminin au masculin. Multiple donc, et cette multiplicité m’accompagne nuit et jour. Les écouteurs dans les oreilles, j’écoute en boucle les titres qui me portent, me bouleversent, me stimulent. A m’en faire éclater les tympans. Je me shoote à la musique. Que serais-je sans musique ?
What’s going on?*
Retour au réel.
Ma liste faite, je file chez Emmaus, je vais de vide-greniers en braderies, j'ai un budget de 30 euros. Autant dire aucun budget. Encore une fois, je me passerai de comédien.
Ode à la honte
Je navigue nuit et jour de mon désir d'écriture à ma colère à savoir autant d'humains ensevelis dans ce cimetière liquide qu'est la mer. Et les bruits du monde extérieur, loin de se taire, attisent cette colère. Et ma honte à nous dire européens, héritiers des Lumières. Les images me tombent littéralement dessus. Des images que je ne filmerai pas pour la plupart, mais qui existent, ou que je filmerai mais abandonnerai au montage.
J'y pense tout le temps.
J'en rêve.
J'observe le monde autour de moi, les rues, les gens, les maisons, les couleurs, les petits détails que je ne remarquerais sans doute pas si je n'étais aussi concentrée sur mon projet. Je capte ce qui nourrit le projet avant même de prendre la caméra. Je ne me lasse jamais de ce jeu qui consiste à modifier la réalité par la pensée. Je regarde un bâtiment, et ce n’est plus un simple immeuble, mais le lieu de tous les drames, le lieu de toutes les rencontres, de tous les silences. Ce n’est plus une banale porte d’entrée, mais un temple pour suppliciés. Tout est décor. Tout peut se scénographier de mille manières.
Tandis que les images s'organisent dans mon esprit, je ne peux m'empêcher de penser : au fond, à quoi ça sert ?
Si j'ignore toujours et encore à quoi ça sert (mes romans comme mes vidéos, et ainsi en va-t-il de ma vie), ce que je sais c'est que je ne peux pas faire autrement que de laisser la fiction venir flirter perpétuellement avec les rives du réel.
L’art et la littérature me tiennent à la verticalité de qui je suis.
Hey, hey, hey
I Said Hey, What’s going on?
Les bruits du monde déferlent quotidiennement
Lampedusa, Calais, Syrie… tandis que Viktor Orban décide d’ériger un mur pour empêcher les migrants venus de Serbie de pénétrer en Hongrie.
Le monde se peuple de murs. Une autre sale guerre.
* 4 No Blondes


Le Naufrage (4)
Marie remplace Lucie.
Nous voilà parties en cet fin de dimanche après-midi pour les bords de Loire, du côté de Fressay (44).
Il y a là, échoué dans l'herbe, non loin de la rive, un bateau entièrement rouillé, d'une beauté de fin de monde.
Sauf que rien ne se passe comme prévu.
On passe sous les barbelés pour emprunter un petit chemin de terre et d’arbustes sauvages, le genre de plan que l'urbaine en moi déteste. Mais c'est aussi ça la création, faire ce que l'on ne ferait jamais spontanément. Donc, sacs à l'épaule, trimballant toujours mes os de boeuf, nous remontons le sentier quand soudain mon cerveau reptilien hurle : un troupeau de vaches avec petits. J'ai déjà été coursée deux fois dans ma vie par une vache agressive et j'en garde une peur d'enfant cauchemardant chaque nuit. Je me tiens face au bateau qui transpire la rouille et l'abandon, et mes mains tremblent. Dans mon esprit, des troupeaux de vaches folles cavalent, impossible de me concentrer. Chaque fois que je bouge, les vaches bougent. Je renonce, et on rebrousse chemin avec Marie, sous le cagnard, chargées comme des mules. Dans ces confrontations à la nature, je repense souvent à un très beau texte de Leopardi qui narrait l'arrogance humaine dans son désir impétueux et vain de maitriser dame Nature. Moi, je ne combats pas, je fuis.
Et il me faut tout repenser.
Plus de bateau. De la boue vaseuse, une cale à bateau où l'on s'installe et je redéballe objets, figure de proue, symboles d'espoir ou de mort.
Et l'inattendu surgit. Mes naufragés.
Comédiens au naturel, Enzo et Jérémy pataugent dans la vase en tirant un canot, bien décidé à tenter une courte navigation sur la loire, jusqu'au revers de l'écluse de Fressay.
S'il n'y avait pas eu les vaches, je les aurais loupés.
Crasseuses mais heureuses, on remballe.
Un peu plus loin, visite d'un incroyable lieu à l'abandon. Un lieu de tournage ou un squatt idéal pour artistes, autrefois machinerie en lien à la Loire. Avant de rentrer, on s'arrête prêt d'un calvaire insensé, une illusion bien réelle digne du Facteur cheval : le Calvaire de fui. Un lieu parfait pour y inviter quelques vampires à venir festoyer.
Photos © Marie B.



Pour finir (5)
En réalité, ce n'est pas filmer qui m'intéresse le plus. Et en ce sens, je ne me sens pas réalisatrice. Si j'avais une équipe, je donnerai la caméra à quelqu'un. Ce que j'aime dans la vidéo, c'est concevoir la scénographie, la mise en scène visuelle et sonore et, surtout, l'écriture. Du texte, comme de l'image et du son. Autrement dit la partie montage est celle que je préfère.
Faire, défaire, refaire… tester une, trois ou dix idées. Etre satisfaite ou presque, puis trouver ça nul et recommencer. Et, finalement, savoir mettre un point final comme dans un roman.
Le montage, c'est la même forme d'immersion que lors de l'écriture d'un roman, ça me prend entièrement, et le temps file sans que je le vois passer. La grande différence entre la vidéo et l'écriture réside à mon avis dans le fait que l'image offre l'immédiateté, quelle soit bonne ou non. L'écriture résiste plus longtemps au résultat. L'autre découverte depuis que je fais de la vidéo, c'est la magie du son. Je passe des heures à faire des montages sonores, à créer des ambiances. Ne manque que le parfum de la mer, des algues. Peut-être qu'un jour l'on pourra aussi filmer des odeurs…
Ensuite vient le temps du doute.
A quoi ça sert ?
Ai-je réussi à me faire comprendre ?
Tout ça en valait-il la peine ?
Oui. Non. Peut-être, ou pas.
Après, vient le temps de laisser de côté ces questions pour le prochain tournage, et de mettre cette vidéo en ligne.
Lalie Walker
Saint-Nazaire, juin 2015
25 Kg d'os
Ça faisait plus de 30 ans que je n'étais pas entrée dans une boucherie.
L'odeur me coupe le souffle, et c'est en apnée que je demande s'il serait possible d'avoir quelques os pour un tournage vidéo. J'ai soudain le sentiment qu'il existe un monde où la végétarienne que je suis n'a plus sa place. Un monde où les commerçants sont charmants et trouvent parfaitement normal de me mettre des os de côté pour mon projet.
La veille du tournage, je passe les récupérer.
Venant du fond de l'arrière-boutique, j'aperçois le boucher, immense et souriant. Sans effort, il tient à bout de bras un énorme sac poubelle. Je manque me briser le poignet en attrapant le sac qui contient 25 kg d'os de bœuf. Pendant quelques secondes, je me sens faiblir à l'idée de traverser la ville avec ça sur le dos, pour les mettre dans le congélateur d'amis qui ne rechignent jamais à m'aider, quoi que j'entreprenne. Me voilà donc chargée comme une mule arpentant les rues de Saint-Nazaire. Les os sont congelés, néanmoins l'odeur est prégnante. Et de songer que je dois avoir la tête de quelqu'un bon à se faire contrôler par les flics. Puis d'imaginer leur expliquer ce que je fais avec tous ces os…
Le lendemain matin, on charge la voiture : mannequin, valise, tout un tas de bazar, caméra, bouteille d'eau, il va faire chaud et, bien sûr, le sac d'os. Lucie m'accompagne. On commence par un vide-grenier où je trouve un "magnifique" crucifix. Non, je ne vire pas catholique. Mais comment ignorer que le monde est rempli de femmes et d'hommes qui prient chaque jour pour que leur vie soit meilleure ? Comment ignorer qu’il faut une foi insensée pour faire confiance aux passeurs qui vous balanceront sans un battement de cils par dessus bord ?
Pause café, et c'est parti.
Pour l'instant, la plage de Sainte-Marguerite est relativement vide, le soleil tape, la lumière est aveuglante, ça scintille de partout.
Je suis tellement absorbée que je ne remarque même pas que la plage se remplit. Soudain, quantité de maillots, de hanches, de fesses et de ramasseurs de coquillages traversent mon objectif. Je remballe, constate que personne ne s’offusque du bazar sur la plage, et pas plus des os ballotés par le ressac.
J'ai les yeux brûlés par les milles reflets du sable et de l’eau. J’ai mal au bras d'avoir porté tibias et péronés de bœuf, et de me dire que je suis folle, que j'en fais toujours trop. Puis de songer que ce n'est pas prêt de s'arrêter.
Plus tard dans la nuit, je dérushe. Navigue entre surprise et déception. Soudain, je ne vois plus que les images qui manquent.
J’écoute La Double vie de Véronique… L’acqua ch’io prendo già mai non si scorse*
Je voudrais recouvrir la plage de cadavres rouge et noir. Je voudrais voir chuter les corps dans l’eau, les attendre au fond avec ma caméra pour les filmer comme des fleurs agonisantes. Et 10 000 figurants dans des barques. Ok, je ne peux pas transformer chacune de mes idées en péplum. Dommage.

lalie walker, juin 2015, Saint-Nazaire

