De l'huile à l'encre… From oil to ink
- post en Français & English
- 6 oct. 2015
- 9 min de lecture
Cela fait déjà un certain que je suis le travail de plasticiens et peintres, dont celui d'Antoine Bouhour.
J'adore visiter les ateliers d'artistes et, lorsque le travail de l'un d'entre eux me plaît, je ressens immédiatement l'envie d'écrire à partir de leur univers. C'est une chance pour un écrivain que de pouvoir ainsi, le temps d'une rencontre ou d'un texte, parfois plus longtemps, vivre cette forme de connivence.
Ci-dessous un texte pensé et écrit autour de son travail sur le monotype.
Enjoy !
Nuit insomnieuse
© Lalie Walker
And a voice says
You’re always on my mind since
You crossed the mirror

Si la lumière est indispensable au peintre, la nuit, refuge ou linceul, l’est tout autant. Dans les vapeurs et les flageolements crépusculaires, corps et décors deviennent plus perméables à d’autres réalités.
Tandis qu’Alice traverse le miroir imaginaire de Lewis Carrol, les figures monotypales d’Antoine Bouhour, ces solitudes peuplées, semblent parcourir le chemin inverse. Elles reviennent d’outre-miroir, accrochées par le regard du peintre qui, caressant ou martelant le verre, pétrit et révèle l’huile. Vient ensuite le pressage, main contre papier, poids du corps et de l’intention, du désir. Dessous, la matière ondule. L’arrachement du papier laisse alors apparaître, estampée, l’ombre-forme. Nous naissons du crissement du verre comme de la soie, dotés d’une vulnérabilité inaudible.
Le corps, liquide, solide.
Le corps partout, tout le temps.
Le corps comme une utopie, encagé trop souvent. Trop longtemps. Le lieu, l’habitacle, l’incarnat de la pensée. De celle que l’on croyait à l’abri, car nichée au creux des miroirs. Le corps condensé de souvenirs nerveux, musculeux, osseux, empli d’humeurs, au sens grec du terme ; au sens de ce qui nous traverse. L’ombre de certaines choses. Du miroir jaillissent des images qui s’imposent, s’échappent et poursuivent leur existence. Le geste du peintre nous extrait du miroir. D’une autre réalité, où nous étions perdus, mais bien au chaud. Enmiroités.

L’histoire de l’art, et de la représentation, narre invariablement le corps, et nos mémoires à fleur de peau, de nerf. De reflet. Pour autant, les monotypes d’Antoine Bouhour n’ont rien de figuratifs. Eventuellement de figures hâtives glissant d’un bord à l’autre du jour comme de la nuit. Une ombre de mouvement, aussi puissante qu’un dieu ou un monstre de l’Olympe.
Une émotion, figure de notre temps. Celui qui nous couvre de rides, de replis, de boursoufflures. D’une certaine beauté. D’un passé et futur prédéterminés par notre mortelle condition. Nos abandons, nos doutes, nos rétentions, nos trop-pleins, nos silences transparaissent sous les doigts, les coups de pinceau, de couteau. Sans miroir, et sans le regard de l’autre, comment saurions-nous quel corps nous habitons ? Quelle vie y pulse, crépite, crie, ce qui jouit en nous ? Hors de nous. Parfois le monstre se manifeste, tel un double.
Antoine Bouhour ne recopie pas ses modèles ou ses impressions dérobées à nos vies. Aucune fidélité en ce geste, mais bien un ailleurs. Un regard légèrement déplacé, puis la main écrasera les couleurs sous le papier. Le temps du monotype, qui mène de la matrice au ventre de qui nous sommes, n’est pas celui de la toile. L’huile sèche rapidement sur le verre. Mémoires, sensations et silhouettes dérobées transitent à travers le corps du peintre, l’éreintent ou le magnifient. Alors s’ouvrent autant de mondes d’où surgissent des corps-paysages, des solitudes sculptées, et le corps devient minéral, musical, végétal, archétypal, toujours de chair et de sang.
Ça bruisse
swingue
écume
ça volcanise
Ça parle, par-delà
les masques virtuels ou réels, imaginés, maquillés, tatoués, momifiés, autant de tentatives de lutter contre l’oubli. Du corps joyeux ou honteux, houleux, voluptueux, limpide ou opaque, guerrier, animal, fantôme, momie, du corps-caverne, grenier, malle aux souvenirs, cicatriciel, textuel, Antoine Bouhour prélève un fragment. Reliquat de nos humanités qu’il imprime, en peintre sculpteur-graveur de nos vies et morts entrelacées.
De ces nuits insomnieuses, nous ressortons couturés, enpansementés, troués, gisants et pourtant vivants. Car liés, reliés, déliés, entremêlés à tous les ailleurs, toutes les histoires, tous les passés, toutes les mémoires blanchies à l’ombre de nos nuits et de nos cauchemars. De nos espérances. Du pinceau à l’huile, du couteau à la plaque de verre, du bras et de la main au motif qui se forme et se déforme, du souffle au dos courbé sur l’huile émergent d’autres tentations de nous-mêmes.

Como
se incendia
la noche ?
Sommes-nous à ce point fragiles et bancals que nous dormions à l’intérieur des miroirs ?
Nés de la nuit, arrachés à la lumière,
dévoilés nomades.
Dès lors la transhumance s’effectue des plis de la mémoire à ceux de la peau – blessures ou réparations, seul le regardeur le dira. Seul le peintre en témoignera, lui qui prend, mais redonne. Fantomatiques, aimés ou haïs, possédés ou dépossédés, abusés, magnifiés, mais toujours là, stigmatisés ou excommuniés, rebelles ou serviles, mémoire et corps dansent, grimacent ou sourient, jouissent ou crèvent.
Pas d’arrière-plan dans ces monotypes.
Rien pour détourner notre regard de ce qui surgit. Rien pour nous détourner de ce qui soulève, trouble et s’incarne rapiécé
grillagé
couturé
labouré
ciselé
ossifié
Nous nous rêvions, héros, amants, séductrices, pourvoyeuses de vie ou de mort, nous nous espérions uniques, beaux, indestructibles, hors champ, hors contrôle, hors. En réalité nous lévitions, en apnée.
And a voice says
Les âges du corps, les marques, les empreintes, les guerres vécues, le prix des larmes, le choix d’un sourire, le cuir de la peau, le tombeau des os, des pleurs, des rires éventés, la survivance, la mortalité, la vitalité, nos fosses communes, nos enfantements maladroits. L’espérance, à peine ancrée, et déjà le chant de Morphée ou de Thanatos nous hypnotise et nous ravage. Nous ensevelit ou nous ressuscite.
Dans la Grèce antique, le mot qui dira pour la première fois le corps apparaît chez Homère pour désigner un cadavre.
Alors,
Le cadavre, comme le miroir, nous enseigne que nous avons un corps, et que ce corps a un poids, un volume, une identité, une exigence du vivant.
Hypothèse d’un soi, de jour comme de nuit,
contours, pleins et déliés, ombres lumineuses, histoire qui se fait et se défait, se métamorphose dans
la rencontre
la rupture
le dire ou ne pas le dire
l’être ou le néant
Le miroir est le temps de la mémoire qui est chair.
Seuls, on ne peut que rarement y accéder. Comme pour la mort ou la naissance, événement capital dont nous serons à jamais absents. Car sans mémoire. Demeure enfin le corps amoureux – physique, sensoriel, émotif, érotique, imaginaire ou imaginé, bâti au revers de l’autre. D’un corps à corps, en dedans, en dehors.
Entre Eros et Thanatos,
nocturne pour un incarné.
La glaise fait le corps, et le corps engendre la cendre, le cycle éternel, ancestral, futuriste. De monotype en monotype, le geste, le pinceau, le couteau, l’huile, le verre, le pressage, le papier, l’œil-mémoire du peintre nous font et nous défont. Nous enracinent et nous libèrent du miroir. Et si Eros est au rendez-vous, alors c’est que le corps regardé, rapté, envouté, rejeté ou pris, détesté ou aimé, est désormais ici. C’est qu’il a si bien traversé le miroir qu’il ne peut plus échapper à l’Ici.
Entonces una voz dice
mas alla del espejo, estas siempre en mi mente
Y es dolorosamente maravilloso
Lalie Walker
avril 2015
Photographies © Antoine Bouhour
merci de demander l'autorisation à l'artiste pour toute reproduction
English version
Insomnious night
© by Lalie Walker
Obviously the light is essential to the painter and so is the night for Antoine Bouhour.
Night,
like a shelter or shroud.
Bodies and scenery become more sensitive to other realities through fumes and twilight flickering.
If Alice crosses the imaginary Lewis Carrol’s mirror, Antoine Bouhour’s monotypes, these crowded lonelinesses, seem to go opposite path. Hung by the painter’s eye, they come back from beyond the mirror. Stroking or hammering the glass, the artist moulds and reveals the oil, next comes the squeezing. Hand against paper with all the weight of body, weight of desire or of intention.
Below, the matter is waving.
Rooting up paper will allow the form-shaped to emerge, embossed. Gifted of an inaudible vulnerability, we are born from the crunching glass as of silk.
The body,
liquid, solid.
The body,
everywhere, all the time.
The body, like an utopia
encaged too often,
too long.
The body,
like a place, a dwelling,
a flesh of the thought. This one is believed well nested into the hollow of the mirror.
The body,
thick with nervous, muscular and bony memories, full of moods in the Greek meaning; and also in the meaning of what is crossing us. The shadow of certain things.
From the mirror images are gushing upon us before they escape and pursue their own life. The painter’s gesture wriggles from the mirror. Of another reality in which we are lost, but well warmed. In-mirrored.

Invariably, the history of art and representation tells about the body and skin-deep memories.
For all that, Antoine Bouhour’s monotypes aren’t representative. Possibly, they look like hasty figures sliding from edge of the day to edge of the night.
A dash of movement as powerful as God or monster of Olympus.
An emotion or thrilling like a portrait of our time. This time we cover ourselves of wrinkles, folds or swellings. Of an unquestionable beauty. Of our past and future predetermined by our mortal condition. By our desertions, doubts and what we hold ourselves in, overflowing and silences appearing through the artist’s fingers.
Without a mirror or the artist’s eye, or another eye, how could we know what body we are living in? What life is cracking in, crying and thrilling? In us. Out of us.
Sometimes, the monster is here, such a double. Antoine Bouhour doesn’t repeat his models or his feelings stolen from life. No loyalty in his gesture but a possibility of another world. Glance a bit misplaced before the hand crushing colours on the paper. Driving us from matrix to the tummy of what we are, the time of the monotype isn’t the picture time. Stolen memories, feelings and figures forwarding through the painter’s body, exhausting or glorifying him.
Therefore many worlds are opened from which rise up landscaped-body, carved-loneliness, and the body becomes mineral, vegetal or archetypal but always made of flesh and blood.
It’s murmuring
Swinging
Foaming
Vivifying
It’s speaking, beyond
the virtual, real, imaginary, disguised, mummified, and tattooed body, like many attempts to be unforgotten. From this joyful or ashamed, tumultuous, sensualist, limpid or opaque, warlike or ghostly body, from the caved-body like a trunk full of textual and scar memories, Antoine Bouhour cuts off a fragment.
As a painter-sculptor, he prints this residue of our humanity, mingling death and life. From his insomnious nights, we stand out scarred, all bandaged up, perforated, lying but still alive. Because we are connected, linked, mingled to these other worlds, stories, pasts and memories whitened by the shadow of our nights and nightmares. Of our hopes.
From brush to oil, from knife to glass, from arm or hand to the pattern that is forming and deforming, from breath to the rounded-back other feelings of ourselves come to light.
Do we sleep in the mirror because we are so delicate and wobbly?
Dragged out of light we are born from night, such nomads. So transhumance is done from the memory’s wrinkles to these of skin. Wounds or retrievals, only the watcher can say. Only the painter can testify, because he gives us back what he cuts off.
Ghostly, loved, hated, possessed or dispossessed, abused or glorified, but still here, stigmatized or excommunicated, rebels or slaves, our memory and body dance, wince or smile, enjoy or die.
No background in these monotypes.
Nothing to take us away from what is rising up.
Nothing to take us away from what is disturbing and becoming incarnated,
patched,
latticed,
lacerated,
engraved,
ossified,
We’ve dreamt ourselves as heroes, lover, seductress, purveyor of life or death, we’ve hoped ourselves as unique, beautiful, indestructible, off camera, out of control, out. Whereas, we’re in levitation, in apnoea.
And a voice says,
ages of the body, marks or traces, the lived wars, the price of the tears, the choice of a smile, the leather of the skin, the grave of the bones, of tearing and damaged laughs, the survival, the mortality, the vitality, our paupers’ graves, our clumsy births. The hope is hardly anchored that already Morpheus or Thanatos song hypnotizes or devastates us. Entombs or raises us.
In the ancient Greece, the word used for the body appears the first time in Homer’s writings to describe a corpse.
Then,
the corpse like the mirror teach us that we have a body and this one gets a weight and a mass, has an identity and a living requirement.
Day as night, there is a hypothesis of oneself,
Outline, luminous shadow, doing and undoing or transforming story in
Meeting
Breaking off
Say it or not
L’être ou le néant

The mirror is the time of this memory that is the flesh.
Alone, we can’t rarely access it. Death or birth are fundamental events in which we will ever be absent, because without memories. Remains the loving body – physical, emotional, erotic, sensorial, imaginary or imagined, built to the back of the other. An inside or outside clinch.
Between Eros and Thanatos,
Nocturne for an embodied one.
The clay makes the body, and the body generates ashes, into an ancestral, eternal and futurist cycle.
Gesture, brush, knife, oil, glass, squeezing, the paper and the eye-memory of the painter are doing or undoing from one monotype to another one. Root and free us of the mirror. When Eros is here, it means that the body is here too, even it looked, kidnapped, hoodooed, rejected or taken, hated or loved. It means that the body couldn’t escape from Here, because it has successfully crossed the mirror.
Entonces una voz dice
Mas alla del espejo, estas siempre en mi mente
Y es dolorosamente maravilloso
Lalie Walker
April 2015
Photographies © Antoine Bouhour
thank you to seek permission from the artist for reproduction